Attention flottante
Texte dicté par Roland Rauschmeier

Ça a le goût d’un chewing-gum sans en être un. La patronne m’offre un bouquet d’épis de blé d’un geste assez accueillant. Un long moment file et l’on prétend savoir ce qui s’est passé. On croit que tout se répète tout le temps, mais la réalité c’est que chaque fois que l’on regarde une oeuvre, il faut avoir un regard nouveau ; toi, moi, nous, c’est à chaque fois un nouvel accrochage qui s’inscrit dans le temps. Imagine une reine ou une femme qui fait le ménage, qui lave le sol, qui monte sur des échelles, qui change les ampoules qui grillent. Depuis l’échelle, elle voit une petite maison et des jouets d’enfants sur un mur. Par les fenêtres elle aperçoit de grands enfants. Elle appuie l’échelle sur le mur, pour mieux voir. Elle voit des camions de pompiers, un ballon, des maracas. Il y a un balcon à la fenêtre de cette petite maison. À travers la vitre, elle regarde la salle de séjour. Nous sommes les bienvenus. Sur la table noire trône la porte de Brandebourg, les chevaux remplacés par des canettes de boisson énergisante Ours bleu. Dans la petite maison des enfants, il y a Être et Temps de Martin Heidegger. Quand je l’aperçois, elle glisse sur l’échelle, elle essaie de se retenir en s’accrochant au fil électrique pour se stabiliser, mais il n’est pas assez solide, il n’est pas fait pour suspendre une dame. L’ampoule tombe sur le sol et ça fait « Boom ! » Elle ne s’est pas fait mal, elle est tombée sur une moquette très molle. Elle se relève et redresse les bouquins ; elle replace À la recherche du temps perdu et tout à coup la petite maison s’agrandit dans le mur et devient une immense cabane. Il y a une photo d’elle très jeune suspendue au faîte du toit, comme une enseigne ; elle était très belle. Elle fait le tour de cette maison qui est construite avec d’anciennes images de sa jeunesse, à l’époque où elle regardait la télévision. Elle adorait le générique des Simpson ; quand la famille entre dans la maison et se couche sur le sofa, il y a une variation à chaque épisode. Quant à l’épilogue, il est comme une ancienne pièce de théâtre grec. Cela ne s’arrête jamais. Le début se répète et le prologue devient la pièce. Sur l’autre côté de la maison, les meubles et le service à thé du domicile familial sont collés sur un costume d’arlequin encadré par des couleurs particulières et pas du tout harmonisées ; un cadre de mousse colle toutes ces choses ensemble. C’est un état déstabilisant et cohérent à la fois. Un papillon sur une fl eur entre dans la maison, il y a un très long couloir. C’est être comme à l’envers de l’image, dans une image. Elle continue à marcher dedans, à marcher dedans. Au bout, il y a une petite lumière et un bassin rempli d’eau chaude. La fumée monte, l’eau est chaude. Dans la fumée, il y a une femme qui porte une machine à café qu’elle caresse, elle écoute l’eau qui bout. Un petit enfant fait tomber une assiette et ça fait « Cling! ». On entend le son du métro qui s’arrête. L’image change, se transforme. Nous sommes dans la cathédrale de Chartres où une immense poutre, très longue, monte vers le ciel et sur cette poutre, il y a un singe avec des lunettes. Il dit à la femme : « Relax ». À ce moment, elle entend une chaîne qui grince derrière elle. Elle sort, et voit une naine, cheveux blonds et jaquette de cuir, qui se balance. Devant elle, un corbeau picore des morceaux de viande sur un os immense. Entre temps, le sol est devenu de plus en plus mou, il fait « Blop, blop, blop » : une soupe de couleurs qui sentirait le blé. Elle s’enfonce mais peut respirer. C’est assez agréable, elle peut bouger dans le mou. La consistance devient de plus en plus ferme, jusqu’à devenir comme du sable sur une plage. Il y a là une tour, haute comme trois hommes, couverte de pièces brillantes, de morceaux de miroir et d’éclats de verre. La chaleur augmente, mais elle n’a pas mal. Avec sa main droite, elle prend un morceau de tissu dans sa poche et entreprend d’essuyer le liquide qui sort de sa main. Elle a le sentiment de s’engourdir. Elle réalise que son bras s’endort. Elle ouvre les yeux et se lève du sofa. Elle a plus ou moins dormi. Elle va à la salle de bains et se met de l’eau chaude sur le visage. Elle était dans un état d’attention flottante.

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